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Entretien avec le général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre

À l’aube d’une nouvelle ère stratégique : s’adapter pour une armée de Terre de combat

Texte : Le général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre

Publié le : 05/04/2023 - Mis à jour le : 06/10/2023. | pictogramme timer Temps de lecture : 6 minutes

Mon général, la guerre en Ukraine dure depuis plus d’un an, quel regard portez-vous sur ce conflit ?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a constitué une « surprise attendue » après la guerre en Géorgie du mois d’août 2008, puis l’annexion de la Crimée et la guerre hybride du Donbass de 2014. Dès 2016, l’armée de Terre avait identifié dans Action terrestre future le retour de l’emploi de la force militaire pour satisfaire des ambitions de puissance.

La guerre en Ukraine prouve que les évolutions technologiques n’ont pas rendu l’affrontement au sol accessoire. Attaquer, détruire peut se faire à distance ; conquérir, contrôler, construire se fait au sol. Les combats dans les villes de Marioupol, Kherson et Bakhmout montrent que le prix humain et matériel de ces affrontements est particulièrement élevé pour soumettre ou défendre territoires et populations.

La date du 24 février 2022 deviendra probablement aussi symbolique que celle de la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. Une nouvelle ère stratégique s’ouvre pour l’Europe. Elle marque la fin des engagements militaires choisis. Des adversaires pourraient nous imposer les conditions de l’affrontement, notamment en s’en prenant à nos alliés.

La menace se manifeste de manière indirecte ou directe, au large comme au près, exploitant tous les champs de l’activité humaine jusque dans les espaces immatériels du cyber et de l’information. Les conséquences de la guerre impactent directement notre vie quotidienne. La situation en Afrique est ainsi révélatrice des nouveaux enjeux de la « guerre hybride » et des « zones grises » qui brouillent les frontières entre compétition, contestation et affrontement.

À l’aube de cette nouvelle ère stratégique, quels sont les principaux défis pour l’armée de Terre ?

La situation sur les flancs Est et Sud de l’Europe appellent à penser « le temps d’après » en évitant le piège de focaliser l’attention sur la seule guerre en Ukraine. Quelle qu’en soit l’issue, la Russie ne disparaîtra pas de la scène internationale. Au Sud, la situation au Sahel restera une préoccupation pour de nombreuses années. Les tensions entre la Chine et les  États-Unis sont une réalité, à l’image du ballon de surveillance abattu par un chasseur F-22 le 12 février.

L’armée de Terre devra être en mesure d’agir en permanence, de distribuer ses efforts, et de fédérer dans trois espaces stratégiques : la protection, la résilience, la contribution à l’esprit de défense sur le territoire national, en métropole et outre-mer ; la prévention et l’influence en Afrique, au Moyen-Orient, dans l'océan Indien et jusque dans le Pacifique ; la solidarité stratégique principalement en Europe et au Moyen-Orient.

Un engagement majeur, un combat de haute intensité, est malheureusement redevenu possible. Cette hypothèse n’est pas la plus probable, mais elle est la plus dangereuse. Elle s’envisage en coalition. L’armée de Terre doit s’y préparer tout en menant les actions et adoptant les postures permettant de l’éviter en « gagnant la guerre avant la guerre ». Au cours des dernières décennies, l’armée de Terre a acquis une expérience opérationnelle qui concourt à son efficacité et à sa crédibilité d’armée d’emploi.

Sa polyvalence et ses forces morales constituent des atouts majeurs à consolider. Néanmoins, au moment où la loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 consacre des ressources importantes à sa modernisation, l’armée de Terre a le devoir de se transformer pour s’adapter aux défis stratégiques du monde qui vient. L’armée de Terre de 2030 devra être plus réactive et plus puissante.

Afin de répondre aux défis de la nouvelle ère stratégique que vous avez décrite, quelle est votre vision pour l’armée de Terre ?

À partir des fondations du modèle « Au contact ! » posées par le général Bosser qui avait réorganisé notre armée en profondeur, la Vision stratégique du général Burkhard a mis en mouvement l’armée de Terre pour atteindre un objectif très clair, celui du durcissement. Pour aller au bout de cette logique, des ajustements de notre modèle, de notre organisation et de notre fonctionnement sont aujourd’hui à envisager.

Ma vision est celle d’une « armée de Terre de combat ». Réactive, puissante, endurante, elle devra offrir une capacité de nation-cadre interarmées ou de composante jusqu’au niveau division loin de ses bases, pour vaincre et entraîner sur toute la continuité du spectre compétition-contestation-affrontement.

Pour cela, je veux :

  • cultiver ses forces morales ;
  • poursuivre sa modernisation, avec un effort immédiat sur de nouvelles capacités émergentes et un rééquilibrage des fonctions opérationnelles au profit des capacités de commandement, d’appui et de soutien ;
  • accroître sa réactivité pour s’engager jusqu’en haute intensité, par l’opérationnalisation d’ici 2027 d’une division engageable en 1 mois et apte à durer, et par le renforcement de l’autonomie des brigades.

Quatre principes ont été retenus pour mener cette évolution, qui sont autant de finalités opérationnelles : « être et durer », « protéger », « agir » et « innover ».

Effectivement, lors de vos vœux, vous aviez cité quatre devises, sont-elles toujours d’actualité ? La première était « être et durer » ?

En premier lieu, l’armée de Terre doit consolider et valoriser ses atouts pour continuer à « être et durer » selon les mots du général Bigeard. La hauteur d’homme, le durcissement de l’entraînement, la communauté Terre : tout ce que nous avons initié sera poursuivi. Le soldat est le pilier central qui structure l’édifice armée de Terre. Nous sommes une des rares armées en Europe à recruter en quantité et qualité les jeunes dont elle a besoin. Chacune de mes visites en régiment et de mes échanges me confortent dans l’idée que les forces morales acquises à l’entraînement et en opération, l’esprit de corps et nos traditions constituent le socle de nos atouts.

Ainsi, la DRHAT, qui recrute et gère nos soldats, sera renforcée pour faire fructifier davantage notre richesse humaine. Les enjeux sont de taille et les objectifs nombreux : conserver notre attractivité ; dynamiser le recrutement ; acquérir les compétences nouvelles ; moderniser la gestion du personnel d’active comme de réserve ; consolider la communauté Terre pour accompagner ses membres et leur famille, les camarades blessés, les associations d’entraide.

Pour être et durer, il est primordial de revenir aux fondamentaux de notre style de commandement : la responsabilisation et la subsidiarité. Je constate souvent que dans l’exercice du commandement les modalités ont pris le pas sur les finalités. Autrement dit, plutôt que d’insister sur l’objectif de la mission : « Rendez-vous au point A à telle heure », on s’attache trop à définir l’itinéraire, l’allure, les règles à respecter pour aller au point A.

Je veux que les chefs responsabilisent leurs subordonnés et leur donnent la latitude nécessaire pour que soit apportée la meilleure solution à la mission reçue. Un chef doit s’abstenir de préciser les règles et les ordres dans un détail qui revient à son subordonné. La maîtrise du risque, l’obligation de résultat et le succès de la mission sont la contrepartie à la subsidiarité. Il faut l’assumer. Il faut libérer les énergies de nos subordonnés, ce qui n’exclut pas les backbriefs et les contrôles.

 

Sur un tout autre plan, être et durer, c’est aussi acquérir une épaisseur logistique plus conséquente, assurer la régénération des matériels et densifier la préparation opérationnelle. La SIMMT (Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres) développera le dialogue et la coordination auprès des industriels dans la logique de l’« économie de guerre » dont le ministre des Armées a donné l’impulsion.

La deuxième devise était celle de la 2e brigade blindée, héritée du maréchal Leclerc ?

En effet, « pour le service de la France ne me dites pas que c’est impossible » illustre un deuxième principe : protéger notre territoire et la population. Par son maillage, l’armée de Terre est l’armée des territoires. Elle est présente dans 80 départements ; 64% de ses effectifs sont basés en dehors des grands pôles urbains. Elle joue et jouera encore un rôle majeur dans la protection des Français en métropole, dans les outremers et à l’étranger.

De plus, l’armée de Terre est un levier d’intégration citoyenne qui repose sur les exigences de la finalité opérationnelle et de la singularité militaire. Le passage dans nos rangs accroit le sens du collectif, l’esprit de discipline, le dépassement de soi, la prise de responsabilité. Il donne l’opportunité de gravir un escalier social en progressant au cours de la carrière.

L’importance de l’esprit de défense est un enseignement de la guerre en Ukraine. L’armée de Terre contribuera à la résilience de la Nation, à la sauvegarde de la souveraineté, à l’appui aux populations et à la sécurité des grands événements en métropole comme Outre-mer. La mission Sentinelle, dédiée à la protection des Français sur le territoire national, évoluera à l’issue des jeux olympiques de Paris 2024. Nous proposerons de nouveaux engagements pour nous adapter aux aspirations de la jeunesse et chercherons à agréger de nouvelles forces et de nouvelles compétences en repensant notre système de réserve.

Le commandement Terre du territoire national et la chaîne territoriale de l’armée de Terre seront réorganisés pour davantage s’intégrer à la chaîne des opérations qui dépend du chef d'état-major des Armées, et incluront les unités à vocation territoriale que nous constituerons principalement à partir de réservistes. Les réserves dont les effectifs seront doublés à terme connaitrons elles-aussi une évolution profonde en appui de la force opérationnelle terrestre ou de la protection des territoires.

Être et durer, protéger, quels sont les deux autres principes de l’armée de Terre de combat ?

Agir sur « tous les champs de bataille » : de la gestion de crise - qui est la réalité de nos missions d’aujourd’hui - à l’engagement majeur possible demain, en passant par l’espace cyber. Tout peut arriver, à tout moment. Le président de la République l’a souligné lors de ses vœux aux Armées le 20 janvier : la guerre ne se déclare plus, souvent menée de manière sournoise ; les menaces ne se succèdent plus, elles se cumulent. Il en découle un impératif de réactivité, de cohérence et de puissance pour rester en phase avec les évolutions de la guerre et son caractère imprévisible.

La puissance est nécessaire pour s’engager dans un conflit brutal même si ce pourrait être sur une courte durée, face à un adversaire employant des capacités « nivelantes » comme les drones, les munitions téléopérées. C’est une probabilité, y compris sur l’arc de crise. La puissance sera aussi un gage de fiabilité de notre armée de Terre sur laquelle ses alliés pourront compter davantage. La réactivité garantira notre capacité à remplir les missions confiées.

L’an dernier, le bataillon fer de lance a été déployé avec succès. Toutefois, cela a nécessité la collecte de matériel sur 80 points de perception, pour un volume de force relatif. Il y a encore des marges de progrès pour être à la hauteur de l’objectif fixé par l’ema : l’engagement en 30 jours d’une division à compter de 2027. La cohérence est celle de nos fonctions opérationnelles. Nous sommes une des armées occidentales dont la proportion de la fonction mêlée est la plus élevée, c’est pourquoi nous allons procéder à un rééquilibrage. L’Ukraine nous révèle toute l’importance du soutien, de la logistique et des appuis.

Pour que le commandement des forces terrestres soit à la hauteur de cette triple exigence, nous nous réorganisons : avec un poste de commandement de niveau corps - le CRR-FR - et deux PC de division en mesure de préparer le combat et le diriger ; trois commandements pour leur apporter les capacités nécessaires dans les domaines du renseignement, des opérations dans la profondeur, des actions spéciales, du cyber, des appuis et de la logistique. Le tout reposant sur les brigades interarmes, plus autonomes.

Le régiment est la brique élémentaire de l’armée de Terre, voire fréquemment un échelon de synthèse. Un chef de corps reçoit des ordres de niveaux et d’interlocuteurs différents, ce qui va à l’encontre du principe de subsidiarité, primordial. Le niveau brigade doit porter la responsabilité d’assurer en permanence la mise à disposition d’unités de combat. Pour remplir cette mission qui englobe la préparation opérationnelle et la gestion de la vie courante, nos états-majors de brigade occuperont une place centrale dans la chaîne des forces terrestres.

Quatrième et dernier principe : innover pour une armée de Terre « en pointe toujours ». La nature de la guerre ne cesse d’évoluer et l’histoire militaire révèle qu’il est fatal de ne pas en avoir réfléchi et anticipé les mues. L’armée de Terre investira les nouveaux champs du conflit et développera les capacités indispensables au combat futur : systèmes numériques et de commandement, combat collaboratif, drones et lutte contre les drones, défense sol-air, feux dans la profondeur, guerre électronique, cyberdéfense, influence et actions dans les champs immatériels…

Pour éclairer, comprendre les enjeux de la métamorphose de la guerre, et dynamiser la transformation capacitaire des unités, un Commandement du combat futur (CCF) sur la base de l’actuel Centre de doctrine et d’enseignement du commandement sera créé. À partir du retour d’expérience, ce commandement éclairera l’armée de Terre et les régiments sur leur emploi opérationnel à un horizon de quatre ans. Il concentrera la doctrine, le retour d’expérience, l’appropriation de la modernisation par les forces – la force d’expertise du combat Scorpion, la section robots, une force d’expérimentation – et l’innovation d’usage (le Battle Lab Terre). Le CCF entretiendra un lien étroit avec la Section technique de l’armée de Terre pour la conduite des programmes majeurs.

Allons- nous devenir une armée cyber, du tout technologique ?

Monter en puissance le domaine cyber et numérique, poursuivre la modernisation : oui ; le tout technologique : non. Il est certain que les apports de la robotique, de l’intelligence artificielle et les enjeux dans l’espace cyber ou les champs immatériels modifieront le champ de bataille de demain. On l’observe dans les conflits du Haut Karabagh et en Ukraine. Les capacités « nivelantes », le fait qu’un smartphone soit un complément redoutable du fusil d’assaut influencent la manière de combattre. Il est difficile de visualiser la physionomie de la guerre de demain.

L’apport des nouvelles technologies demeure incontestable ; il est impératif que nous les maîtrisions. Mais, je ne crois pas au « bet on tech », le pari misant sur le tout-technologique. En revanche, je suis sûr que notre pays aura toujours besoin de ses soldats pour réaliser l’ambition d’une France puissance « d’équilibres » : pour épauler la dissuasion, pour exprimer la solidarité stratégique, pour s’interposer en cas de crise, pour honorer nos accords de défense et de coopération, pour protéger les Français au quotidien. Ils ont toujours été à la hauteur des missions confiées ; ils le resteront demain.

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Tim vous explique

Le service national, instauré en 1798, a connu une succession d’évolutions jusqu'à sa suspension en 1996.

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